jeudi 11 janvier 2018

L’allée des coquetiers


par Philippe Sarr


La plus vraie perte de temps qui soit est de compter les heures


François Rabelais



Le jardin, joliment sculpté, n’a rien à voir avec les jardins de curé qui prolifèrent alentours. Au-dessus, dans leurs livrées blanches et noires, deux pies rieuses se font ostensiblement la cour, volent de toits en toits, de cheminées en cheminées, sous le regard tendre et ému de Catherine qui croit deviner en elles un parangon de beauté originelle. Catherine, dont l’œil vif et clair a vu tant de fois le soleil se coucher et fondre comme une noix de cajou derrière l’horizon, qu’il est devenu l’égal de ces astres qui brillent et tourbillonnent au loin. Quelque part, dans un endroit tenu secret, secret qu’elle partage avec sa fille, ont été enterrées les cendres d’Irma, l’épagneul aux yeux chiasseux qui, dans un grand jour, était capable de grimper au sommet du « bouleau jaune » avec l’agilité d’un chat de gouttière.

L’inhumation s’est déroulée un peu plus tôt. Dans l’intimité. Exception faite de la bande des quatre. Nul n’aurait, raisonnablement, pu manquer à l’appel pour cet hommage rendu à celui que tout le monde surnommait ici « Tonton Gaston ». Pas tant en référence à son statut d’ancien qu’à son physique à la Gabin, une forme d’autorité morale et spirituelle qu’il incarnait et exerçait sur son voisinage. Tous ont ainsi tenu à lui témoigner une dernière fois leurs cordiales et grandgousièrines pensées, matérialisées, pour l’occasion, par la présence altière d’un Krug grande cuvée, année 1965, celle de la seconde naissance de Cristina, l’enfant adopté.
Ceux qui, à aucun moment, n’ont dérogé à la règle qui consistait à ne jamais remplir son « coquetier » (à l’origine du mot « coktail!) « plus haut que le bord ». Sous peine de se voir gentiment rabroué, moqué, ridiculisé, comme le fut Agnostes, Agnostes, le sorbonnard spécialisé dans l’étude des cristaux, qui se vit imposer, le teint d’habitude coloré se mettant soudain à pâlir, de replanter, brin après brin, le petit carré de pelouse sise à l’entrée de l’allée. Allée que quelques chiens confondaient parfois, selon Gaston, avec un boulodrome, eu égard à la forme étrangement arrondie de leurs « inénarrables productions scatologiques » (un mystère jamais élucidé). Sobre, donc, émouvante, comme lorsque Cristina, droite comme le i de l’if qui se dressait devant elle, lut sa lettre d’adieu, rappelant, la voix jamais brisée, toujours bien maitrisée, qui donc l’homme qui l’avait jadis adoptée, avait été : un être brave et généreux.


Une coupe de Krug à la main, sous la tonnelle du jardin, chacun revoit, rieur et « maintenant que le plus dur est passé », « comme une lettre à la Poste », aurait ajouté Gaston, le mur d’images, dans la petite salle du « funé ». Un mur d’images sonores soigneusement choisies retraçant, comme dans un musée éphémère, près de cent années d’existence. La tentation, alors, de se laisser aller à quelques vains regrets affleure. Quelques larmes recueillies en vitesse par un Kleenex se trouvant là presque par hasard l’atteste au moment où s’élève dans l’enceinte funéraire la voix tremblante du Duke, que la présence irréelle du défunt dans son cercueil en bois de chêne capitonné d’ivoire rend encore plus tragique. Mais il en faut davantage pour couper les jambes de celle qui, soutenue par "Melvyn de Cynthia", se lève du fauteuil roulant, dont les jantes chromées brillent autant que celles du side-car – un MZ 250 - avec lequel elle et son homme sillonnaient les routes de France, pour se hisser sur la pointe des pieds et déposer un baiser fougueux sur les lèvres désormais closes du Gaston. Elle l’enlacerait bien comme autrefois, malgré un dos douloureux et « en charpie », deux prothèses au genou gauche et à la hanche droite, des épaules dont les attaches semblent si fragiles qu’on les entendrait presque craquer. Craquer une dernière fois pour celui qui, comme d’hab’, leur « aura montré la voie». Une voie que Gaston, en rabelaisien qui ne comptait jamais les heures, s’apprête à emprunter, son Krug dans une main, une carte et une boussole dans l’autre... 
Pour le cas où le voyage s’annoncerait plus difficile que prévu.

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